48. Sinon...
(Vers lequel est dirigé le lecteur critique)
Tu n’as pas pu te retenir, tu as voulu connaître le traitement réservé au lecteur ou à la lectrice critique. Tu as eu tort. Je t’avais prévenu. Je ne t’ai pas proposé cette destination comme un choix intéressant, c’est toi qui es venu de ton plein gré. Nous sommes bien d’accord ? Alors nous pouvons commencer.
La pièce est immense comme une cathédrale, très haute de plafond, blanche, silencieuse, ouatée. Vous êtes quelques-uns, deux ou trois dizaines, éloignés dans ce grand espace. Certains sont assis par terre, le sol est une moquette blanche, douce à l’orteil, et tellement propre ! Immaculée. D’autres sont carrément allongés. Il y en a qui marchent lentement. Personne ne semble s’intéresser à toi. Tous sont pieds nus. Toi aussi d’ailleurs. Vous êtes tous vêtus de blanc. Ils ont dû te demander d’enlever tes chaussures et tes habits, ils t’ont affublé d’une sorte de chemise longue et blanche, peut-être même qu’ils t’ont obligé à prendre un bain pour ne pas troubler la pureté du lieu. Heureusement, tu ne te souviens de rien.
Tu as envie de leur crier :
– Bonjour la société ! Alors ça boume ?
Ou alors tu pourrais péter un grand coup, un pet qui résonnerait longtemps dans cette sorte de temple. Ils seraient bien tous obligés de lever les yeux. Mais quelque chose te retient de troubler leur silence. Ou plutôt leur méditation. Leur méditation? Tu commences à comprendre. Tu as été transporté dans un lieu de méditation. Eh oui, cher lecteur critique, mon ami le grincheux, il t’est demandé de méditer…
Déjà tu as compris cela sans que personne ne te l’explique. C’est bien, tu es sur la bonne voie. Les rééducateurs de lecteurs critiques seront contents. Parce que tout s’éclaire : tu as été transporté au Centre de Rééducation des Lecteurs Critiques et tes condisciples sont les gens qui, comme toi, ont refusé de choisir. Il y a celui qui n’a voulu prendre ni thé ni café, celui qui n’a pas voulu choisir entre le masque ou la plume… et les autres, ils ont tous là, les mauvais esprits, les critiqueurs, les grincheux, tous ceux qui n’ont pas voulu jouer le jeu. Et il est probable que, parmi eux, se sont glissés des rééducateurs habillés de blanc comme les autres, ils sont là, ils observent si vous faites spontanément des progrès. Comme dans certaines cliniques psychiatriques où l’on ne distingue pas les soignants des soignés. Du coup tu observes avec suspicion les visages et les silhouettes autour de toi. Cette femme aux cheveux longs et raides assise à terre a détourné ses yeux gris. Timidité ou geste révélant l’observatrice ?
La plupart semblent jouer le jeu. Chacun tente de rentrer en soi-même, de faire le vide. Peut-être ont-ils été séduits par la sérénité du lieu? Peut-être ont-ils voulu profiter de cet espace qui semble réellement conçu pour la méditation ? A mieux observer, tu perçois l’architecture presque sphérique du bâtiment : c’est un dôme, une coupole blanche où tout est amorti, tout est infini, il n’y a pas de limite. Bon sang ! Tu as compris : c’est comme une prison sans murs, une prison à l’infini !
Tu es venu de ton plein gré, tu as donc l’intention de méditer. C’est du moins ce que tu crois lire dans le regard des autres. Ils t’encouragent. Ils te disent : rentre en toi-même, la solution est en toi même, avant de changer le monde, change-toi toi-même, remets toi en question avant de tout critiquer…
Arrêter de tout critiquer ? Mais peut-être que toi tu veux tout critiquer ! Le monde tel qu’il est n’est pas acceptable, l’intelligence, c’est savoir dire non. Vouloir toujours masquer le négatif, quelle niaiserie ! Les journaux, les radios les télés sont remplis jusqu’à l’écœurement de cette soupe à la guimauve : voyez le positif de votre conjoint, de votre vie, de votre enfant, de votre patron, de votre pays, de vous-même surtout : ayez une bonne idée de vous même ! Alors que tu sais pertinemment que tu n’as aucune raison d’avoir une bonne idée de toi-même : tu n’as pas accompli le quart de la moitié du tiers de tes rêves de jeunesse, tu t’es fait couillonner tout au long de ta vie par ceux-là même qui font semblant aujourd’hui de t’aider. Et d’ailleurs, si tu étais moins lâche, il y a longtemps que tu te serais suicidé. Non, ne va pas le faire ! Je disais ça pour plaisanter.
En vérité l’humanité se divise en deux groupes : ceux qui acceptent le monde et ceux qui le refusent. Ici, dans ce centre de rééducation sont regroupés ceux qui ont refusé. Mais, tu l’as compris, votre petite société est infiltrée par de sournois rééducateurs camouflés, qui veulent faire de vous des résignés, des passifs, des gnangnans, des optimistes, des gens qui positivent. Votre méditation doit vous amener à ça : accepter, accepter, accepter… Alors merde, quoi ! C’est vraiment insupportable ! Tu observes mieux, tu cherches la porte par laquelle on t’a fait entrer, tu as l’intention de sortir d’ici, de partir au hasard dans n’importe quel chapitre, ça peut pas être pire.
Tout est blanc partout, tu écarquilles les yeux, tu cherches horizontalement. Là-bas, le blanc est moins blanc. Oui, la porte, la voilà, pas de doute. Tu diriges tes pas dans cette direction.
– Oui, si vous voulez sortir, c’est par là.
Une voix tellement sympathique t’a parlé. Et pour t’indiquer la sortie en plus ! Il était là, il t’observait, il a parfaitement saisi ton manège. Et il fait semblant d’être d’accord. Pour que tu lui répondes. Pour engager la conversation. Si tu lui réponds, tu es foutu ! Tu le sens, le type est là, derrière toi, il va te faire parler, te faire dire pourquoi tu veux partir et tu seras tombé dans le piège. Si tu commences à te justifier, tu es fait, tu es pris à la glu, tu ne pourras plus t’envoler. Tu auras mis le doigt dans l’engrenage de la conversation, puis de la justification et bientôt de la régression molle qui t’amènera au suivisme gnangnan.
Mais cher lecteur critique, chère lectrice critique, je sais bien que tu as du caractère. Quelqu’un de vraiment critique ne va pas se laisser avoir si facilement. Non, tu ne te retournes pas. Tu continues imperturbable ta marche vers la liberté. Droit sur la porte, là-bas, très loin.
– Reste avec nous, te susurre une voix.
Ce n’est pas la même voix, c’est une autre et puis encore une autre. Ils sont tous là en train de se précipiter en travers de ta trajectoire pour l’infléchir vers l’intérieur ! Ils te disent :
– Arrête-toi un peu, rentre en toi-même, ne pense plus, fais le vide en toi…
– Tu verras comme c’est agréable de quitter ce monde !
– Ne loupe pas ta rencontre avec toi-même !
Et plein d’autres fariboles et couillonnisses.
Toi, tu fonces entre les sirènes, tel Ulysse. Sauf que tu n’as pas eu le temps d’enduire tes oreilles de cire. Mais tu tiens bon. C’est comme pour arrêter le tabac, pas besoin de patch, de médicaments, pas besoin des marchandises qu’on cherche à te fourguer, non, la volonté suffit, la volonté linéaire, continue, sans faille. Plus que quelques mètres, quelques lignes… ça y est ! Tu as gagné, tu es sorti ! Tu es sortie ! Tu as échappé aux rééducateurs ! Bravo ! C’est très bien. Mais maintenant, ne crois pas que je vais t’indiquer où aller. Un esprit libre comme toi sait se diriger seul. Je n’en dirai pas plus. Non, pas plus…
Qu’est-ce que tu dis ? Tu réclames la carte du territoire pour pouvoir te diriger tout seul ? Il n’en est pas question… Si, il y en a une… Complète… Avec tous les chapitres, toutes les options… Non, non, non, tu te débrouilles… Elle est quelque part dans le roman… Ce qui amuserait beaucoup l’auteur, c’est qu’en cherchant la carte tu tombes sur un autre chapitre, le chapitre imprévu, celui qu’aucune lectrice, aucun lecteur qui applique les consignes n’atteindra jamais…